Description : Manila,_street_market.224210237_std.jpg

Le spectacle de la rue

—par Nyx Martinez


Je jetais un coup d’œil à travers la fenêtre du bus au cadre rouillé. La journée s’annonçait morne et j’étais d’humeur morose. Perdue dans mes pensées, à me rappeler des souvenirs que j’aurais mieux fait d’oublier,  je me complaisais dans ma mauvaise humeur.  C’est triste, n’est-ce pas ? Lorsqu’on est démoralisé on a tendance à se remplir la tête de pensées qui sont une perte de temps et qui nous enfoncent encore davantage dans le cafard !

Voilà le bus qui s’arrête encore une fois. Manille et ses embouteillages ! Je jette un coup d’œil à ma montre : 6 heures du matin. Trop tôt pour que la circulation soit aussi lente. J’avais un délai à respecter et je n’avais pas beaucoup dormi la nuit précédente. Je me tournai vers la fenêtre, en colère.

Un jeune vendeur ambulant essayait de vendre des bottes noires qu’il avait astiquées au point qu’elles brillaient comme un sou neuf. J’avais l’impression de pouvoir lire ses pensées, de ressentir ses espoirs. Aujourd’hui serait son jour de chance.  Peut-être allait-il gagner quelques pesos de plus qu’hier et qu’il pourrait se payer un meilleur repas ce soir. Peut-être bien!

Un acheteur potentiel s’arrêta. Il portait des jeans délavés et une chemise élimée. Sur une épaule il portait en bandoulière une imitation de sac à dos de marque. Il prit la paire de bottes pour l’admirer. Un jour peut-être… un jour je pourrai, semblait-il se dire. J’aurai les moyens de m’acheter une paire de bottes comme celles-ci.

Je me demandais combien il pouvait gagner par jour. Deux cents pesos, peut-être trois cents ? L’équivalent de 5 ou 6 euros maximum. Les bottes valaient au moins deux fois plus que ça. Il ne pouvait pas se le permettre. Il avait d’autres besoins plus urgents. Beaucoup plus urgents. Il avait probablement une famille à nourrir, et des dettes à rembourser. Son argent était dépensé avant même qu’il l’ait gagné. Les bottes attendraient.

L’homme jeta un regard fatigué au vendeur. On pouvait lire dans ses yeux. Ce ne serait pas pour aujourd’hui. Et sans doute pas pour demain non plus. Ils bavardèrent un moment comme s’ils étaient de vieux amis. Ils riaient et discutaient encore lorsque mon bus a redémarré pour avancer d’un pâté de maisons avant de s’arrêter à nouveau.

Cette fois, je me pris à observer une vieille femme au visage ridé qui vendait des bonbons. Elle était assise sur un petit banc qui empiétait sur la moitié du trottoir et obligeait la foule des passants à faire un petit détour. Ses yeux étaient remplis de tristesse, sans que je puisse savoir pourquoi. Peut-être était-ce simplement parce qu‘aujourd’hui serait exactement comme hier et le jour précédent, comme tous ces jours passés qui s’étaient transformés en années, et que demain ne serait pas différent : elle s’assiérait sur son tabouret du lever du soleil à la tombée de la nuit. Quelques rares passants lui achèteraient une poignée de bonbons, sans faire attention à elle. Ils déposeraient quelques pièces de monnaie dans sa main calleuse et continueraient leur chemin, étrangers dans la ville. La vieille femme continuerait de vieillir sans que ça la rende plus heureuse.

J’étais là à l’observer lorsque je surpris son regard qui se perdait au loin : une larme s’était formée au coin de son œil et lui coulait maintenant sur la joue. Je détournai les yeux de la scène.

Un agent de la circulation était bien occupé au coin de la rue, pressant les piétons à traverser l’intersection. Est-ce qu’il avait lui aussi un chagrin secret ? Est-ce qu’il était lui aussi hanté par des pensées qu’il aurait mieux fait d’oublier ? Si des soucis le tracassaient, il ne pouvait pas se permettre de le montrer. Il avait un travail à faire, il devait régler la circulation, maintenir l’ordre.

Une jeune femme d’une vingtaine d’années traversa la rue à son signal, et j’essayai d’imaginer le monde à travers ses yeux. Quelle pouvait bien être son histoire ? Où se rendait-elle ? Comment s’appelait-elle ? Au fait, qu’est ce que cela pouvait bien me faire ?

Mon esprit est brusquement revenu à ma situation et j’ai réalisé que quelque chose avait touché une corde sensible en moi. C’était bizarre, je ressentais les émotions de tous ces gens. Mais était-ce vraiment bizarre ? Est-ce normal de s’endurcir au sort des autres et de vivre comme si toutes ces êtres humains anonymes n’étaient que des accessoires dans mon univers ? Non. Chacun de ces étrangers était la mère de quelqu’un, l’enfant de quelqu’un, le mari ou la femme de quelqu’un, le frère ou la sœur, le proche de quelqu’un. Chacun d’eux était important.

Quand j’ai repensé à mes problèmes, ce qui m’avait tant tracassée m’est apparu bien insignifiant. Je n’ai pas une vie de misère, je ne suis pas obligée de travailler dans la rue, de subir la pollution qui me brûle les yeux et m’abîme les poumons. Je n’ai pas à m’inquiéter sans arrêt en me demandant comment je vais faire pour arriver à  joindre les deux bouts.  Bien sûr, j’ai des problèmes, mais comparé à tous ces gens, j’ai la belle vie. Et d’ailleurs tout me porte à croire que ça devrait continuer comme ça.

Finalement le bus a repris de la vitesse et la vie a repris son cours. Mais pendant ces quelques minutes à observer le monde à travers la fenêtre du bus, Dieu m’a donné quelque chose que j’espère ne jamais perdre : de l’empathie. Je me suis mise à la place de ces gens et ça m’a donné envie de leur donner des jours meilleurs.

À la fenêtre de ma vie, la vue peut changer chaque jour, mais je croiserai toujours des gens qui sont dans le besoin. Que puis-je faire pour les aider ? Quand on a de la compassion, on ne devrait pas se contenter d’observer les choses et de passer son chemin.

Et ça s’applique à moi.


© 2012 Aurora AG . Traduit de l‘anglais The View par Bruno Corticelli et Bernard de Bézenac